• Auguste Brouet : son oeuvre
    Auguste Brouet : son oeuvre - introduction p. 1
Auguste Brouet : son oeuvre
Auguste Brouet : son oeuvre
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Auguste Brouet : son oeuvre
Auguste Brouet : son oeuvre
(Mars 1922)
Gustave Geffroy - Auguste Brouet : son oeuvre
Introduction au catalogue de l'exposition de 1922 à la galerie Barbazanges
Première exposition en France - Texte sur le site de la bibliothèque Forney.
AUGUSTE BROUET
Ce nom, inconnu du public hier, sera célèbre demain, quand on aura contemplé l'œuvre de l’artiste. Ce n’est pas son début qu'il révèle. Il a déjà beaucoup travaillé, beaucoup produit. Pendant des années, il a gravé le cuivre d’après les œuvres des maîtres, il a appris son métier devant Rembrandt, Watteau, Chardin. Brusquement, il a cessé de transposer l’art des peintres en art de graveur, il a travaillé directement d’après la vie. Doué d’une virtuosité prodigieuse, alliée à la plus forte simplicité, il n’a même pas eu besoin, après ses premiers essais, de s’aider de dessins achevés, tels que ceux des graveurs méticuleux et prudents, soucieux de ne rien laisser au hasard. Brouet s’est rendu maître du hasard. Quelques notes, quelques croquis lui suffisent. Le reste est affaire à la singulière mémoire de ses yeux et à la qualité supérieure de son intelligence. Ses yeux voient, son intelligence comprend et garde. Il est de la race des élus, de ceux qui ont le don, et qui marquent toutes choses d’un imprévu de force et de grâce qui appartient à eux seuls. Ceux-là sont les artistes, de ceux qui font dire : « Je n'avais pas vu cela ainsi... Je n’avais pas vu cela, avant lui! » Ceux qui n'ont pas vu « cela » n'ajoutent rien à la tradition, ils l'imitent, ils la copient. Ceux qui ont le don de l'imprévu ajoutent à la tradition, ils la continuent, ils la perpétuent. On a paru négliger ces vérités essentielles, et l’on a pris pour preuves du don n’importe quelles manifestations dans n'importe quel sens, on a admis comme imprévu les inventions les plus baroques et les plus faibles. On en reviendra, on en revient déjà, les artistes inquiets sentent le besoin de se rattacher à ce qui les a précédés, ils aperçoivent, s’ils l’ont oublié, que l'art engendre l’art, que le savoir antérieur est acquis, que l'originalité existe quand elle doit exister, qu’il est bien vain de s’essouffler à courir après, qu'elle a toujours été et qu’elle est toujours la fée du logis. Les exemples seraient trop nombreux, c’est toute l’histoire de l’art.
Brouet est de ceux qui savent. Il sait établir des plans, il sait construire une figure, il sait discerner et traduire l’expression. Voyez-le à l’œuvre.
Il est homme de la rue, comme tous les observateurs. Le défilé des passants, le stationnement des causeurs et des marchandeurs, la stagnation des métiers ouverts par une lucarne sur la chaussée, lui révèlent l’humanité par les gestes, les visages, les crispations des traits, le dessin des lèvres, les lueurs des regards. La rue! en voici une synthèse, avec le défilé et l’arrêt devant la boucherie, où est accroché le bœuf entier, ouvert dans toute sa longueur, où pendent les gigots. Les passants vont et viennent, vers leur but de travail, de négoce, de marché. La porteuse de pain s'est arrêtée avec son panier roulant, les ménagères lorgnent les côtelettes. D'autres boutiques; la fruiterie dégorge les produits de la terre, choux, carottes, navets; une autre fruiterie, tout l’éventaire dehors, les fruits, les légumes avec la balance. Sur le trottoir, le raccommodeur de faïences et de porcelaines étale les assiettes, les cuvettes, les vases. Les marchands et les marchandes au panier passent, traînant le pied, le corps déjeté, criant leur marchandise. Le marchand d’habits regarde vers les fenêtres. Le joueur d’orgue tourne sa manivelle, triste vieux assisté de son triste chien. Dans son réduit où il peut juste remuer pour taper sur les clous, le cordonnier reçoit la visite d'une femme qui lui montre un soulier dont la semelle bâille. Dans un abri plus large, pour le patron et l’ouvrier, deux autres « gniafs » travaillent parmi les souliers, les bottes, les rognures de cuir ; au fond, par la vitre large ouverte, on voit surgir le Moulin de la Galette, le paysage de Montmartre, de fins délinéaments, dans le plan lointain. Il faut scruter chaque trait de ces images pour se rendre compte de la valeur d'investigation et de divination de Brouet, les têtes importantes des marchandes, les regards errants des acheteurs, les faces des faubouriens, genre militaire, le type à moustache du raccommodeur, la dextérité de ses mains et la vérité des objets, depuis l’assiette de deux sous jusqu’au vase de faux style. Et le gosse qui regarde! Les gniafs sont étonnants de métier, assis, le corps tassé, celui qui regarde d'un œil méfiant le soulier, le « croquenot » que lui apporte la pauvresse. « Mauvais ouvrage, pense-t-il, il va falloir que je lui prenne au moins dix sous! » (ancien tarif). Les deux associés, un chauve, l'autre à tignasse, ne sont pas moins merveilleux de mines bourrues et absorbées. Il y a de la philosophie dans ces échoppes dont la vitre favorise les coups d’œil échangés entre les sédentaires et les passants. Brouet est un de ces passants, et c’est à force de passer et de regarder qu’il emporte avec lui ces images précises. Il n’arrête son observation furtive que lorsqu’il devine son modèle ronchonnant : « Qu’est-ce qu’il a tout le temps, celui-là, à me reluquer? »
C'est ainsi de même qu’il a vu l'Horloger, parmi les tic-tac des pendules juchées sur les étagères, et des montres éparses sur l'établi et suspendues à des clous. Le verre vissé à l’œil, comme un second œil sur le premier, armé d’une pince fine, il fouille parmi les ressorts délicats, les dérange et les réorganise à sa guise. L’ apprenti regarde, apprend le délicat métier. Un autre : le Tourneur, à son établi, manœuvrant l'étau ou le vilebrequin. Un autre : le Tonnelier, tapant de son maillet de bois sur les douves d'un tonneau, parmi les tonneaux et les chais, dans le silence sonore d’un sous-sol où descend un escalier de pierre. D’autres : les Orfèvres, le premier, le vieux, tapotant doucement, au repoussé, avec un petit marteau ; le deuxième, le jeune, mesurant des distances avec un compas. Ils sont de chaque côté d'un établi, parmi les plats, les vases, les aiguières. Un autre : le Luthier, magnifique assemblage de violons, de violoncelles, de guitares, encombrement d’outils, de pots à colles, de façons, parmi lesquels les instruments de bois fin semblent exhaler leurs chants et leurs plaintes. Brouet a été luthier, et il joue de la guitare. Que n’a-t-il pas fait? Il a été lithographe, il a porté le bonnet de papier des imprimeurs. Il adore les métiers, ceux de la chambre comme ceux de la rue, et cette série si bien commencée aura sûrement une suite, prise aux entrailles des quartiers populaires. Armé de sa plaque de cuivre et de sa pointe, qu’il soit le Rembrandt de cette région qui va de Montmartre à Belleville ! N'est-ce pas au maître d’Amsterdam, épris des gueux de toutes sortes qu’il voyait en figurants de l'Ancien et du Nouveau Testament, que Brouet fait songer lorsqu’il aborde les terrains vagues, les paysages grêles bordés de palissades, où s’élèvent les cassincs branlantes, de bois et torchis, aux toits de planches et de vieilles tuiles, où s’abrite la vie nomade des chiffonniers. Il a fait des merveilles avec ces haltes parmi les guenilles, ces tris et ces ventes d’objets étalés sur le sol, ces parts de butin que distribuent des êtres chafouins et rusés, des vieux et des jeunes types vêtus de loques rencontrées au hasard des recherches diurnes et nocturnes , pantalons rapiécés, paletots que l’on devine verdâtres, vieux chapeaux qui ont traversé un demi-siècle.
Dans un autre ordre d’idées, il manifeste sa curiosité, il musarde autour des réduits et des étalages d’antiquaires, et il rapporte, de ses promenades et de ses examens, un cuivre comme celui qu’il a gravé a l’enseigne des « Cent Bibliophiles », où le vieux marchand se dresse comme une sentinelle gardienne de la vieillerie, des bouquins rongés par les rats, des bois vermoulus, des sculptures brisées, de toutes les choses qui ont été et qui ne sont plus que des mortes et des ruines. Des tableaux apparaissent, des glaces reluisent parmi ce fouillis, et l’ antiquaire à la physionomie ratatinée comme une feuille de vieux parchemin, lit un bouquin sur le seuil de son antre pour exciter le passant aux joies de la découverte et de la méditation, et peut-être, qui sait? lit-il aussi, pour son plaisir, un livre dont il ne voudra jamais se séparer. Un autre est un antiquaire sans boutique, étalant en plein air, contre un vieux mur, les cartons à gravures, les fauteuils défoncés, l’ aiguière et la bassinoire. Toute différente est la Prêteuse sur gages, vraie vision dufantastique réel, sœur des usuriers de Balzac, cette vieille à face de chouette, ne crochu,yeux clairs, son chat sur ses genoux, parmi les objets de tous genres, bottines, statuettes, coucous, embusquée derrière son guichet où s’encadre une tête de quémandeuse, comme une araignée au fond de sa toile, qui attend les mouches. Il faut être un clairvoyant de premier ordre pour installer une scène pareille, profonde comme un roman d’ analyse sur les quelques centimètres carrés d’une plaque de cuivre. La même remarque s' applique a un autre sujet, la splendide gravure de la vieille femme qui coud, près de sa fenêtre a rideaux, devant sa table à ouvrage, un chat sur les genoux, évocation de l' existence casanière et humble, parmi les objets surannés et les pots de fleurs.
Comment Brouet, vivant dans la rue, amoureux de la rue, de son passage d'êtres, n'aurait-il pas aussi été conduit à représenter la double vie des forains, vie extérieure du cirque et de la parade, vie intérieure de la roulotte et de la halte. Sa grande planche du Cirque Pender résume toutes les existences des saltimbanques et des années aussi de l'expérience de l'artiste. Clown en pantalon a carreaux, en jaquette trop large, la tête maquillée, peinturlurée, le nez visiblement rouge au milieu de la face de plâtre, portée par un faux-col, décoiffée, le toupet flambant, celui-ci tient un violon entre ses genoux ; un petit nègre avec un accordéon, devant la grosse caisse, un nain jouant le personnage a brandebourgs dans une voiture minuscule traînée par un chien, conduite par un singe ; un grand bonhomme à casquette et à houppelande doit bien être l’impresario, le chef de la bande ; deux gymnastes, un grand et un petit, un jeune homme et un enfant] un petit cheval à crinière drue ] des danseuses aux jupes dégagé bouffantes, les souples filles d’une grâce infinie, tels sont les héros et les figurants de la fête foraine. Au fond, le cirque ouvert laisse voir un contorsionniste, un gymnaste à cheval, beau comme un jeune Grec des Panathénées, sous la lumière qui tombe du cintre.
Sur ce sujet, Brouet est inépuisable, accumule les aspects imprévus, d’une finesse de pénétration stupéfiante. Il montre par une « Halte », le mélange des êtres avec les instruments de musique, cor de chasse, guitare, trombone, caisse, parmi lesquels rit un nain jouant de l’accordéon, des gitanes frémissantes, agitant des tambours de basque. Une vue sur le cirque fait surgir en une ascension visible le gymnaste suspendu par les dents, derrière un groupement de clowns, nains, chiens savants, danseuses, parmi lesquelles une petite fillette délicieuse, qui rêve sans rien voir, essayant de lire l'avenir incertain à travers le tumulte et le clinquant du présent. D'autres estampes, ce sont les nomades en voyage, la route bordée d’arbres, le village entrevu avec son clocher, les femmes, les enfants dans la guimbarde que traîne un âne, auprès d'une petite voiture a laquelle est attelée un chien, et en tête une gypsie an châle ramagé. L'âne réapparaît, ouvrant son œil noir et inspectant les alentours en mangeant sa provende. La petite voiture réapparaît aussi sous l'averse, traînée toujours par son chien dégouttant de pluie. Les soirs dans la roulotte sont évoqués par des images où la clarté d'une lampe ou d’un quinquet rayonne au centre des ombres noires et transparentes : la musique est là encore, le violoncelle, la guitare, l' accordéon, magie des sons vers laquelle se tournent les visages de tous ces gens au repos, les uns assis, les autres debout sous la lumière ; un autre groupe dans l’ombre sommeille autour d’une chaufferette, et le graveur n’a pas oublié l’enfant ni le singe dont l'espièglerie anime la scène.
On est moins surpris, après cela, de l' extraordinaire maîtrise dont Brouet fait preuve lorsqu’il devient graveur des Frères Zemganno (Les Frères Zemganno, roman d’Edmond de Concourt, avec 68 eaux-fortes d’Auguste Brouet, préface de Gustave Geftroy. Tirage à 200 exemplaires. Frédéric Grégoire, éditeur), chef-d’œuvre d’illustration ajouté à un chef-d’œuvre de littérature. Cette illustration est sortie d’elle-même de toutes ces études antérieures, de cette vision de l'existence extérieure et intérieure des forains et, en cherchant bien, on trouverait déjà, dans les troupes dénombrées par le graveur, Gianni et Nello, les frères Zemganno de Concourt.
Rien d' étonnant si notre artiste a pénétré davantage la vie du cirque, dans la coulisse où les danseuses sont en conférence avec l’habilleuse, essayant à la fois leurs costumes et leurs mouvements, les jambes repliées, les coudes au corps. Et les voici avec la coiffeuse, dans leur loge, devant la toilette, l’une occupée de sa chevelure, l’autre attachant ses sandales, pendant que la petite, l’apprentie danseuse, se tient droite et fière aux mains de sa coiffeuse. Les mêmes sont à la parade, sur le devant du théâtre en toile, auprès du clown accompagné de son singe, pendant que les musiciens de l’orchestre soufflent dans les cuivres, tapent sur la grosse caisse. Les deux petites danseuses, d’un sérieux et d’une coquetterie indiqués supérieurement et délicieusement, par un regard en coin de l’œil, par un claquement des doigts en castagnette, l'une les bras levés, l’autre les mains aux hanches, toutes les deux la taille tournante et craquante.
Ces études de femmes ne sont pas les seules de l’œuvre de Brouet. D’un burin souple, d'un dessin sûr, léger et mousseux, il a représenté celle-ci, en chemise de dentelles, les seins sortis, les pieds chaussés de bottines, étendue, vautrée. D'autres, du même genre, se succèdent : l’une demi-nue se tenant les pieds, désœuvrée ; une seconde, assise sur le lit, s’habille ; une troisième lit une lettre; une quatrième dort. C' est la même, ou une de ses semblables, qui stationne au café, avec son chien.
En contraste avec ces tableaux de l’existence des villes, de ses dessus et de ses dessous, — la Guerre. Nul n’a mieux vu le défilé des réfugiés, les femmes chargées de paquets, les enfants qui dorment sur les chariots, les brouettes chargées de sacs, marche en avant, fuite lamentable. Nul n’a mieux vu le soldat en campagne que Brouet, et il en être autrement avec une telle sûreté de vision et de mémoire. Ce sont les soldats de seconde ligne, parfois de la première ligne, les territoriaux, les gardeurs de voies, les porteurs de soupe, de café et de pinard, paysans, faubouriens, petits boutiquiers, troupiers comme s’ils n’avaient jamais fait d’autre métier toute leur vie. Voyez-les passer sous la pluie, boueux, trempés, ronchonnant et blaguant, la pipe aux dents, la tête enveloppée de cache-nez, le dos chargé de sacs et de gamelles, Ceux qui se chauffent en fumant, étendent les mains, devant la vieille cheminée, reniflant la fumée, respirant d’aise à l'abri de la cassine; les éplucheurs de pommes de terre, les pêcheurs à la ligne, ceux qui dorment, ceux qui marchent, qui escortent un chariot traîné par des bœufs, — ce sont les grognards de 1914-1918, que saluera l' Histoire. A ces pages familières, Brouet en ajoute une autre, mystérieuse comme la nuit et comme le danger : dans le noir, la ronde de nuit passe, le capitaine signe sous la clarté d'une lanterne, la baïonnette du soldat reluit, un train halète dans l'ombre. Et c’est encore une image de la guerre que cette merveilleuse eau-forte noire aux éclats de lumière, les tuyaux d'usine qui fument, les fils télégraphiques qui frémissent, les clartés fulgurantes qui passent au ciel à travers la fumée.
Tel est à peu près le classement actuel de l’œuvre de Brouet, poèmes savants, attendris et rieurs, des métiers en échoppes et en chambres ; libre vagabondage de la rue, arrêts perspicaces devant tout ce qu'elle recèle de mouvement et d’expression dans les quartiers populaires; apologie de l'existence en musique, aux dehors bruyants et retentissants, des forains, saltimbanques, gymnastes, ballerines, et divination singulière, indiquée par sortilège de dessinateur et de graveur, de l’amertume du clown et de la grâce inquiète de la danseuse; curiosité physiologique et sentimentale de la femme, n'importe laquelle; enfin, images vivantes et vécues de la guerre, apothéose familière et fraternelle des vieux copains qui ont trimé pendant les quatre saisons de quatre années dans la zone des avions, des obus et des torpilles. C'est une œuvre d’observateur réfléchi, d'analyste précis, de graveur d'une sûreté prodigieuse, plantant a travers les vernis une pointe d’une agilité rare, les noir veloutés et profonds, les gris harmonieux, les réserves lumineuses de blancs, avec un sens inouï des valeurs et des équilibres. C'est une œuvre qui vient prouver l'éternelle jeunesse de l'art et le renouveau perpétuel de la vie, par le don magnifique, la forte ingénuité, le sens inné qui découvre sans cesse le spectacle imprévu, l'être non-vu. Voila qui diffère des redites, des images à la mode, des fausses hardiesses, des cocasseries monotones. Brouet voit la vie, ses apparences, Ses formes, et il va au profond de l'expression. Son œuvre jusqu'à présent cachée se dévoile œuvre de maître.
Gustave GEFFROY. de l’Académie Concourt

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